Elles ont vu mourir leurs maris dans une nuit d’horreur. Plus de trois ans après l’attaque armée qui a coûté la vie à leurs époux, les veuves de Blamonga, pour certaines vivent toujours sous le poids d’un deuil inachevé. L’assistance de l’Etat qui devrait apaiser leur souffrance a plutôt provoqué des tensions familiales, les emprisonnant dans un deuil interminable. Comme si la perte de leurs époux ne suffisait pas, ces jeunes mères doivent encore affronter l’isolement, l’injustice et le silence dictés par la coutume.
Depuis trois ans, la partie septentrionale du Togo subit les effets du débordement de la crise sécuritaire du sahel. Les attaques de groupes armés ont franchi les frontières togolaises dans la région des Savanes et bouleversent le quotidien des populations. Les mesures sécuritaires y sont renforcées mais la peur est omniprésente, provocant les déplacements des populations.
Nous sommes dans la préfecture de Kpendjal, au nord du Togo, à plus de 600 kilomètres de Lomé. Ici, les habitants vivent sous Etat d’urgence depuis plus 2022. L’armée y est omniprésente, mais la sécurité, elle, reste fragile. Le 15 juillet de cette même année, la nuit a basculé dans l’horreur. Plusieurs localités ont été prises pour cible par des hommes armés. Plus d’une vingtaine de morts, tous des hommes. Au nombre des localités endeuillées, Blamonga paie le plus lourd tribut : dix vies fauchées, des foyers brisés, des veuves à peine sorties de l’adolescence, pour la plupart, mère d’un ou deux enfants. Trois ans plus tard, certaines n’ont toujours pas fait le deuil de leurs époux : l’aide de l’Etat censé les soulager est devenue source de discorde. Pour les parents des victimes, l’assistance financière devrait leur revenir de droit et non aux épouses.
Des veuves piégées dans un deuil sans fin
Pour les veuves de Blamonga, le silence n’est pas seulement celui du deuil. C’est celui d’une attente qui n’en finit pas. Trois ans après l’attaque, certaines veuves n’ont toujours pas pu accomplir les rites du deuil. Et tant que ces rites ne sont pas accomplis, elles demeurent prisonnières d’un deuil sans issue. Ici, les traditions racontent qu’il est dangereux de laisser traîner les funérailles après le décès surtout brutal d’un conjoint. Au-delà de la croyance selon laquelle l’esprit du défunt pourrait revenir hanter les vivants, le retard des rites enferme le conjoint survivant et ses enfants dans un véritable piège social et coutumier.
Selon les sages, autrefois, les rites funéraires primaires « Lièug » intervenaient quelques jours seulement après l’enterrement pour libérer le conjoint survivant et les orphelins des interdits et leur permettre de retrouver une vie normale. Des propos que confirme Joseph Tame Kankpénandja, fin connaisseur des traditions en pays Moba-Gourma. « Il faut vite faire les cérémonies pour permettre à la veuve de se trouver un nouveau conjoint. Si ce n’est pas le cas, le défunt continuera par vivre avec elle et si jamais elle rêve avoir eu une intimité avec lui et constate qu’elle s’est sali au réveil, c’est très dangereux ».
Maryam, l’adolescente devenue veuve trop tôt
Apprentie tisserande, Maryam a été donnée en mariage à 17 ans. La nuit du drame, sa deuxième fille n’avait que quelques mois. Lorsque les coups de feu ont retenti, elle a pris ses enfants et s’est enfuit à travers les champs pour rejoindre la maison parentale dans un village proche de Ponio, chef-lieu de la commune de Kpendjal-Ouest 2.

La douleur, elle, ne l’as jamais quittée. Témoin d’une scène qui l’a profondément marquée, la jeune femme porte encore le traumatisme de cette nuit. A nos questions, elle répond par des silences, des soupirs… parfois des larmes. « Maintenant ça va mieux », souffle sa mère. « A son retour, elle était méconnaissable. Elle ne parlait plus, ne mangeait presque pas ». Maryam garde intacte le film de cette nuit de juillet 2022 : « Nous dormions quand nous avons entendu du bruit dans la cour. Mon mari est sorti, pensant qu’il s’agissait de voleurs. Il a été pris à parti par trois silhouettes noires. En se débattant, il m’a crié de lui apporter son gourdin. Quand je suis sortie, ils l’avaient déjà maitrisé au sol. Ils l’ont achevé sous mes yeux. Son demi-frère avait lui réussit à s’en fuir ».
Depuis, la vie de Maryam n’a jamais retrouvé son cours. Recluse au village auprès de ses parents, elle n’a bénéficié d’aucun accompagnement psychosocial. Et comme si la douleur ne suffisait pas, le destin s’est acharné : En septembre 2024, elle a perdu sa première fille, tombée gravement malade. « Nous l’avons d’abord amenée à l’unité de soins périphérique, puis elle a été transférée au CHR de Dapaong. Après deux jours d’hospitalisation, elle est décédée », raconte sa mère d’une voix tremblante. Aujourd’hui, Maryam vit avec sa dernière fille, âgée de quatre ans. Mais, même cette petite est devenue l’enjeu d’un conflit. « Quand le frère aîné de mon mari est revenu du Ghana l’an dernier, il a voulu récupérer l’enfant », explique son grand -père. « Il n’a jamais parlé des funérailles de son frère. J’ai refusé ».
Au cœur du désaccord, une enveloppe financière remise aux veuves par l’Etat. L’argent censé soulagé a provoqué un conflit avec la belle famille. « J’ai reçu la somme », confie Maryam. « J’ai acheté un mouton et une génisse. Le mouton est mort mais la génisse est confiée à un bouvier. L’idée c’était de pouvoir la revendre au besoin pour aider à faire les cérémonies ». Mais la belle-famille soupçonne le contraire. Le frère ainé du défunt, furieux de n’avoir jamais vu la couleur de cette aide, a interdit la tenue de funérailles pour punir la veuve : « Que ceux qui ont mangé l’argent fassent les funérailles », aurait-t-il lancé à ses proches avant de repartir pour le Ghana selon nos sources.
Dans la belle famille de Maryam, l’oncle paternel de son défunt époux affiche une volonté de libérer la veuve de son fardeau mais fait face à des limites : « C’est le propriétaire du chien qui attrape la tête quand on veut le soigner » conclut-il pour dire qu’il revient au beau-frère direct de Maryam de prendre les devants même si les autres sont là pour le soutenir.
Pendant ce temps, Maryam vit comme elle peut : « Elle vendait du poisson au marché pour subvenir à ses besoins », explique sa mère. « Mais depuis la mort de la grande, elle n’a plus le courage ». Pour son père, la situation a assez duré : « S’ils refusent toujours de faire les funérailles, ma fille doit être libre. On ne peut pas la garder ici toute la vie. Celle qui souffrira le plus de ce refus c’est le propres sang (la petite fille qu’ils veulent récupérer) »
A seulement 22 ans, Maryam porte sur son jeune visage les cicatrices d’une double peine : celle d’avoir perdu son mari et sa fille, et celle d’un avenir qui s’effrite avant même d’avoir commencé.
Deuil, handicap et coutumes : le triple fardeau de Lamoute
Si Maryam affronte sa double peine avec courage, une autre femme, tout aussi éprouvée, vit une situation similaire à quelques kilomètres à Tchimouri. Lamoute Tchimbiandja, 30 ans, déficiente motrice et mère de deux enfants, traîne depuis trois ans une existence marquée par la douleur et l’oubli. Atteinte d’un handicap dès son jeune âge, elle a perdu l’usage de son bras et de sa main gauche. Elle fut donnée en mariage à un sexagénaire, un homme que la solitude avait rattrapé après le départ de sa première épouse et de leurs enfants. « Comme le vieux était seul, il est venu voir mon frère aîné pour demander la main de ma nièce. C’est ainsi qu’elle l’a épousé. Mais aujourd’hui, mon frère n’est plus, et je ne pouvais pas la laisser souffrir. Personne ne voulait l’accueillir après l’assassinat de son mari. J’ai supplié ses beaux-frères de la garder, ils ont refusé », raconte Tchayali, sa tante, elle-même veuve, qui l’a recueilli depuis 2022.

A la question de savoir ce qu’elle a fait de l’aide financière reçu de l’Etat, Lamoute répond tout simplement : « J’avais acheté un mouton et une génisse, mais ils sont tous morts. » Ces quelques mots résument à eux seuls l’amertume d’une vie brisée, où même les tentatives de reconstruction semblent vouées à l’échec. Depuis le drame, Lamoute vit avec ses deux enfants chez sa tante. « C’est difficile, confie cette dernière. Depuis trois ans, elle vit enfermée dans les interdits du veuvage. Elle ne peut pas approcher un homme, elle ne peut aller ni au marché ni aux funérailles, encore moins passer la nuit ailleurs. »
A Blamonga, elle partageait le quotidien du vieil homme et de leurs deux enfants. Lorsque l’attaque a eu lieu, elle a fui sans savoir où aller. Les grands enfants du défunts, réfugiés avec leur mère à Djabdjoaré après avoir fui l’insécurité à Tambima ne sont jamais souciés des funérailles de leur père, prétextant qu’il n’était plus avec leur mère. Mais la vraie raison du refus c’est le mécontentement lié à la gestion de l’enveloppe financière de la veuve dont ils estiment être les vrais bénéficiaires.
Aujourd’hui, la véritable victime, c’est Lamoute et ses deux enfants, livrés à eux-mêmes. « C’est parce que ma nièce vit avec un handicap qu’on la traite ainsi. Elle n’a ni voix ni défense, » s’indigne sa tante. Puis dans un mélange de colère et de foi, elle ajoute : « Moi je vais la garder. S’il y a à manger on va se partager. Le jour où il vient à manquer, on se débrouillera. Les cornes ne pèsent pas pour le bœuf, et je crois que les bouches que Dieu a ouvertes ne manqueront pas de quoi se remplir. »
Au-delà de leurs histoires singulières, le sort de Maryam et Lamoute sont bien le miroir d’un système d’assistance publique parfois pensée sans tenir compte des réalités sociales.
Et l’aide devint un piège
L’aide publique accordée aux veuves de Blamonga, bien qu’animée de bonnes intentions, s’est heurtée à une réalité ignorée : l’absence d’écoute des voix coutumières. Elle a ravivé les tensions au sein des familles, où la coutume garde une forte emprise. Ici, le deuil obéit à des règles strictes et la démarche de l’Etat a plutôt été perçue comme un affront à l’ordre traditionnel. Conséquence : certaines veuves sont restées « impures », interdites de reprendre une vie sociale normale tandis que d’autres ont été contraintes de coopérer avec la belle- famille pour se tirer d’affaire.
Pourtant, sur le plan juridique, la loi togolaise protège la veuve. Le code des personnes et de la famille (CPF) consacre plusieurs dispositions en sa faveur. L’article 391 reconnaît son droit à l’héritage sur les biens de son défunt au même titre que les enfants. L’article 406 condamne « toute pratique coutumière portant atteinte à la dignité ou à la liberté de la veuve.
Mais ces textes, aussi clairs soient-ils, peinent à franchir la barrière de la coutume, surtout dans les zones rurales où la loi écrite reste abstraite face à la loi sociale. La distance semble un obstacle aux structures locales de l’Etat (tribunaux, services d’action sociale, association de promotion des droits de la femme) pour intervenir efficacement.
Quand l’aide devient un piège et que la loi reste lettre morte, perdre un mari n’aura jamais été aussi lourd. Les veuves de Blamonga, ne pleurent pas seulement leurs époux mais aussi une justice qui, peut-être ne viendra jamais.
Robert Douti
Laabali
