Elles ont ouvert leurs foyers aux déplacés fuyant les violences des groupes armés, offrant refuge à des ménages en quête de sécurité. Dans la région des Savanes, de nombreuses familles d’accueil portent à bout de bras le poids de cette solidarité. Mais à mesure que la crise s’enlise, les difficultés s’accumulent, surtout pour les femmes. À Tchiégle, un village de la commune de Tone 1, à la frontière de la commune burkinabé de Soudougui, nous avons rencontré certaines de ces femmes qui, malgré leur générosité, peinent désormais à faire face aux charges qu’impose l’hébergement des déplacés.
Les premières lueurs du jour caressent une cour poussiéreuse où la vie s’éveille doucement dans la fraîcheur matinale de novembre. Des enfants en haillons courent pieds nus à travers la cour. Deux femmes s’activent autour des foyers d’où s’élève une légère fumée en spirale. Ici, le quotidien des femmes est partagé entre les corvées domestiques, les travaux champêtres et l’accompagnement de ceux qui, dans leur dénuement, ont trouvé refuge chez elles.
Après les salutations d’usage, les langues se délient. À la question de savoir comment elles parviennent à gérer ce quotidien éprouvant entre leurs propres familles et celles qu’elles accueillent, Alima Mayi, après un long soupir, cite un proverbe en langue locale gourma : « Saan kpei ki yen g tug », qui signifie littéralement « l’étranger est lourd, même si on ne le porte pas ». Une manière voilée de dire que l’accueil de l’autre est une lourde charge. Héberger de nouvelles personnes, parfois des inconnus, crée des tensions, surtout dans un contexte où les moyens pour subvenir aux besoins de base sont insuffisants, poursuit-elle. « Nous n’avons que deux chambres à coucher, mais nous sommes désormais trois ménages, soit seize personnes. La nuit, nous dormons entassés les uns sur les autres. L’autre grande difficulté, c’est la nourriture. Mon mari et moi n’avons pas assez de terre pour cultiver, donc nous manquons de vivres. Avec l’arrivée des déplacés, les repas sont souvent source de disputes entre les enfants. »
Tout comme Alima, la question de la sous-alimentation revient constamment dans les témoignages des femmes que nous avons rencontrées. Hélène Nakorba, mère de quatre enfants, se plaint : « C’est vraiment compliqué. Mes enfants ne mangent plus à leur faim. Le couple que nous avons accueilli a beaucoup d’enfants. La ration journalière a presque doublé, mais cela reste insuffisant. Les enfants se disputent souvent pour la nourriture. »
Depuis l’arrivée des déplacés, le gouvernement togolais, avec le soutien d’organisations humanitaires, d’ONG locales, d’associations et de personnes de bonne volonté, apporte périodiquement une aide alimentaire. Cependant, la situation humanitaire reste préoccupante. Selon le Programme d’urgence pour le renforcement de la résilience et la sécurité des communautés, la région des Savanes comptait en décembre 2023, 45 934 personnes déplacées.
Des charges économiques supplémentaires
Piliers des foyers, les femmes, souvent déjà en situation de précarité, doivent désormais partager des ressources limitées avec leurs hôtes, ce qui alourdit encore leur fardeau quotidien. Pour affronter ces nouveaux défis, elles vendent leur force de travail dans les champs ou dans les jardins maraîchers (semis, sarclage, arrosage, récolte) en échange d’un maigre revenu. « Comme nous n’avons pas de grandes surfaces cultivables, nous faisons du « by day » (travail à la journée). Certains nous paient 750 FCFA (environ 1 euro), les plus compatissants nous paient 1 000 F. Ce que nous gagnons sert à acheter des condiments, des légumes, à aller au moulin et parfois à acheter du maïs quand il en manque », confie Alima. L’accueil des déplacés, en plus d’alourdir les charges du ménage, affecte considérablement les activités économiques des femmes. Certaines ont vu leurs petits commerces s’effondrer. « Je venais de commencer la vente de condiments quand la crise s’est aggravée. Malgré mes efforts, je n’arrivais pas à faire des bénéfices, car la petite marge que je réalisais était immédiatement utilisée pour les besoins de la famille. Avec le temps, j’ai fini par toucher au capital », explique Alima.
D’autres, comme Hélène Nakorba, essaient de tenir le coup, mais non sans difficultés. « Avant, j’arrivais à faire des économies pour diversifier mes activités, mais depuis l’arrivée des déplacés, ce n’est plus pareil. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas de marché, le problème, c’est que les bénéfices sont aussitôt dépensés. La quantité de maïs à moudre par semaine a triplé, tout comme les dépenses pour les condiments. »
En dépit de leur résilience face aux multiples défis du quotidien, les femmes des familles d’accueil continuent de souffrir en silence. Elles doivent composer avec les tensions familiales, le manque d’intimité et les conflits récurrents entre enfants. Dans cette atmosphère de cohabitation difficile, les déplacés eux-mêmes aspirent à retrouver la tranquillité de leurs villages. Pourtant, la situation sécuritaire demeure incertaine, retardant le retour tant espéré et laissant ces familles face à une épreuve dont elles ne voient pas encore la fin.
Robert Douti