La région des Savanes connaît depuis quelques années un phénomène dont l’explication est difficile à trouver. De plus en plus, les hommes qui assument leurs responsabilités de chefs de ménages se comptent au bout des doigts surtout en milieu rural. Désormais, la quasi totalité des charges du ménage est laissé à la femme et l’on est bien tenté de parler d’inversion de rôles. Désormais, les femmes allient autant les responsabilités des pères et des mères.
Soungou, préfecture de Tandjouaré, 12 novembre 2022. Il est 16h; le reste des récoltes s’amasse dans les champs. On parle de plus en plus dans les discussions de groupe de la fête de Tingban-paab. Cette fête des récoltes qui rassemble chaque année les fils et filles de localité, à la même période.
A quelques mètres d’un petit marché, des femmes munies des machettes, s’avancent. Dernières celles-ci, une silhouette, tête baisée, suit le rythme. Contrairement, à d’autres femmes, elle est plus silencieuse et s’avance lentement vers la lumière de la voie. Culotte noire perchée un peu en dessous des genoux, pagne noué autour des reins et un foulard sur la tête. Elle, c’est dame Tchampoa, comme l’appellent ses voisines, la quarantaine révolue.
A une distance près du marché, elle s’arrête net, au bord de la voie principale dans les broussailles et coupe la paille à l’aide d’une faucille à quelques mètres de la route. Ces voisines proches de nous, se retournent, l’observent de loin et murmurent entre elles. Ces gestes ne manquent pas d’attirer la curiosité des passants.
Nous avançons vers sa direction, à peine avons-nous lancé une salutation , qu’elle nous confie après quelques hésitations: » J’ai décidé de chercher la paille pour couvrir ma chambre à coucher et ma porcherie. Au cours de la saison des pluies qui vient de s’achever, mes enfants et moi avions souffert. Notre toiture est pourrie , rongée par les termites et l’eau coulait sur nous lorsqu’il pleuvait ». Puis s’en suit, un court moment de silence et d’expression de la mélancolie, avant qu’elle n’ ajoute: » c’est toujours comme ça, comme si on était seul sur la terre ». Une phrase qui attire notre attention et nous pousse à la conversation. » Etes-vous célibataire? », elle répond à la négative. » Mon mari est là , mais comme il ne veut pas faire son devoir, est ce que je vais laisser mes enfants dormir sous la pluie? », rétorque, t-elle avant de poursuivre ses coups de machette. A travers cette réponse, le mal est dit, ces pères de familles qui n’assument pas convenablement leurs devoirs de ménages. À 43 ans, madame Tchampoa est mère de 5 enfants dont elle assume entièrement la charge, elle joue autant le rôle du père que de la mère, comme on le dit dans cette contrée. » Leur père dit qu’il est tailleur, mais il ne ramène rien à la maison. Parfois il passe plusieurs jours à dormir dans son atelier au marché », regrette la dame Tchampoa.
Une situation qui prend de l’ampleur
Dans plusieurs contrées de la région des savanes, le constat de certaines femmes est le même. Des hommes partis en aventure laissant derrière eux parents,femmes et enfants; des jeunes abonnés absents au champs, passant tout leur temps dans les petits marchés à sauter de cabaret en cabaret, de kiosque en kiosque se gavant d’alcool frelaté. Un constat amère dressent-elles lorsqu’on cherche à savoir les conséquences sur le ménage. » La santé, les frais liés à la scolarité des enfants, l’entretien de la maison…tout est désormais à la charge des femmes obligés de jouer le double rôle de papa et maman ».
La mal est profond et la contagion est palpables dans plusieurs villages de la région. Comme ici à Bopak, un autre village , mais aussi dans plusieurs villages frontaliers avec le Ghana. Sur les lieux, des femmes ont témoigné que les hommes n’apparaissent qu’en début des récoltes. Ils aident leurs épouses à manger ce qu’elles ont récolté et dès que s’annonce la période de soudure, ils reprennent le chemin du Ghana pour rejoindre les sites d’orpaillages. Elles regrettent qu’ils ne s’impliquent plus dans l’éducation des enfants. » On a pas de choix, lorsqu’ils reviennent, parfois ils vendent le maïs ou le mil pour faire leurs besoins et si tu oses ouvrir la bouche on va te refaire le portrait. Dès l’annonce de la saison des pluies, ils reprennent leurs bafana ( des sacs de voyage), te laissant seule avec les enfants et s’ils ne t’ont pas enceinté, tu es sauvée » se lamente Lalle Wonebonte, revendeuse de beignets. Mère de 4 enfants, son premier fils a failli abandonner l’école en classe de Cm2 faute de pièce de naissance n’eût été la chance que leur a offert une ONG de la place qui a permis de lui établir un jugement supplétif.
Une fuite de responsabilité
La fuite de responsabilité observée de plus en plus chez les hommes dans les villages laisse des conséquences amères et le tout rejaillit sur les femmes. » De nos jours, c’est pendant la nuit que nos maris se rappellent qu’ils sont des hommes. D’autres même à force de boire de l’alcool n’ont plus rien en bas(rires). Lorsque toi, la femme tu tombes enceinte, le calvaire commence : de la consultation prénatale à l’accouchement, il ne donne pas un seul franc. » confie Mingoube Lengue, la cinquantaine dépassée , avec bébé au dos. Pagueyendou, l’enfant qu’elle porte au dos est le fruit d’une longue histoire, et elle raconte: » C’est depuis la classe de CP2 (cours primaires deuxième année) que mon mari a cessé de s’occuper de nous, imbibé désormais dans l’alcool. Il a vendu presque toutes ses terres mis à part la petite parcelle autour de la concession familiale. Je me suis débrouillée toute seule jusqu’à ce que ma fille obtienne le BEPC( brévet d’études du premier cycle). Après avoir échoué deux fois en seconde, elle m’a dit qu’elle veut apprendre la coiffure. J’ai vendu mes chèvres pour lui payer sa formation. Après un an, elle est tombée enceinte d’un jeune revenu de Galamsey ( site d’orpaillage dans le Ghana). Elle a rejoint l’homme, mais n’a pas achevé sa formation. Après l’ accouchement , son mari a disparu la laissant seule. Dépassée, elle est revenue rester avec moi. Un matin, elle m’a déposé l’enfant pour partir se chercher au Burkina (…) Tous mes efforts sont tombé à l’eau. «
Ce comportement étrange qui s’observe chez les hommes de la nouvelle génération laissent les anciens sans voix. Pour beaucoup d’entre eux, c’est la multiplication des petits marchés qui serait la cause. Les jeunes ont besoin d’argent pour assouvir leurs besoins à savoir: boire l’alcool, manger la viande, acheter du crédit pour le téléphone, etc . Ils bradent les récoltes et quand ça finit, ce sont les terrains qu’ils vendent. Le phénomène s’amplifie , mais aucune solution n’est envisagée par les autorités pour arrêter l’hémorragie. Voilà pourquoi les dossiers de litiges fonciers inondent les tribunaux et déchirent les collectivités et les familles. Alcoolisme, bradage des terres, déperdition scolaire, prostitution, grand banditisme…voilà le nouveau visage d’une région qui vient d’ajouter à la liste de ses maux le terrorisme.
La région des Savanes est la plus pauvre du Togo en termes d’indices de développement ,dont les richesses sont basées sur l’agriculture et l’élevage. Les femmes constituent un poumon essentiel dans la croissance économique de cette localité. Mais le poids de la culture et des traditions continuent de les priver du droit d’accès à la terre et à l’héritage. Pourtant, le Code togolais des personnes et de la famille ( CTPF) , la Constitution togolaise et les conventions internationales dont est parti le Togo, garantissent des droits sociaux aux femmes. Mais dans la pratique, la situation est loin d’être reluisante. La crise humanitaire née de l’insécurité, avec plus 3000 personnes déplacées internes, en majorité des femmes et des enfants, a montré que la femme constitue encore un maillon faible dans cette partie du Togo. Cette situation de précarité se trouve empirée par l’analphabétisme et les interdits sociaux.
Robert Douti
Laabali.com